Et alors Zrenn, il est gentil ?

Une excellente question dont la réponse fait débat autour de la table d’Alma, pour dire le moins.

Une question complètement inintelligible sans quelques éléments de background, du genre : Zrenn, qui est-ce ?

Zrenn est un dieu, surnommé le Masque d’Argent ; et même si ce masque d’argent oxydé, dont les yeux ne sont que vide, entouré d’une chevelure de serpent et de la poussière que laisse le temps en rongeant tout ce qui se pensait pérenne, même si ce masque est inquiétant, il demeure la certitude d’éprouver une peur bien plus terrible s’il devait le déplacer, ou pire l’ôter.

Il n’est pas un petit dieu local, non, mais l’un des dieux cosmiques, capable de percevoir et de modifier la totalité des mondes existants, dans une mesure hélas limitée d’une part par le fait qu’il existe plusieurs dieux, aux objectifs modérément compatibles, et d’autre part du fait d’une certaine résistance du multivers lui-même, appelé les Méandres dans Alma, qui semble considérer les dieux comme des erreurs qu’il tente d’éliminer avec une remarquable persévérance. Ou avec une obstination bornée, diraient les dieux ; question de point de vue.

Peut-être que certains dieux ont accepté ce jugement, et ne sont plus là pour en parler.

Le Flux dévorant une Déesse

Les survivants, en revanche, persistent à tout faire pour exister, et quand on dit tout, c’est vraiment tout, car rien n’est plus précieux, ni plus sublime qu’eux.

D’abord, se créer un refuge hors de portée des instincts meurtriers des Méandres, ce qui les divise en deux secteurs : le Flux, dans lequel les Méandres agissent à leur gré, ou presque, et le Rivage Divin, dans lequel les dieux lui sont inaccessibles.

Bravo, les voilà en sécurité, du moins tant que le Flux ne trouve pas comment dévorer leur refuge.


Mais les voilà aussi réduits à ne posséder que leurs propres ressources, et cela s’avère difficile à vivre, car chaque dieu considère qu’il devrait pouvoir s’approprier la totalité des Méandres, afin de déployer son être unique et irremplaçable. Ce qui crée une certaine tendance de leur part à se dévorer les uns les autres.

Car les dieux, même si les mortels les dépeignent comme ils parleraient d’eux-mêmes, mais tellement plus puissants, peuvent aussi être décrits en termes cosmologiques comme des objets célestes conscients possédant une attraction extrême et faisant basculer en eux et assimilant leurs pairs.
Les cannibales diront qu’eux aussi peuvent manger leurs proches, et c’est bien vrai ma bonne dame, mais leurs dents même aiguisées ne sauraient dévorer les Méandres. C’est néanmoins bien essayé, bravo de l’imitation et merci de vous être ainsi lié aux Dieux.

Zrenn ne fait pas exception en matière de fringale cosmique, mais son appétit paraît contrôlable par son envie de survivre ; il peut accepter que certains autres dieux doivent subsister plutôt que d’être assimilés, car leurs aptitudes, précieuses pour le maintien du Rivage Divin, sont inimitables. Un fait appris à la dure, et il sait de quoi il parle, puisqu’il est l’un de deux créateurs du Rivage Divin, et contribue constamment à le maintenir.

Alors du point de vue des dieux, Zrenn est leur bienfaiteur. Et c’est gentil, non ?
Il est aussi leur oppresseur, car il tente d’exclure tout acte qui les mettrait en danger, puisqu’ils sont tous utiles à présent que les autres ont été assimilés par leurs pairs les plus voraces. Et cela, c’est terriblement contrariant. Pourquoi croire son analyse ? Pourquoi ne pas espérer, plutôt, qu’une fois devenu puissant, il sera possible de survivre au Flux sans s’encombrer des précautions actuelles ?

Ah, qu’il est ennuyeux de se faire plaquer au sol quand on était si près de pouvoir manger un collègue jugé superflu.

Pas étonnant que Zrenn soit considéré comme le Seigneur de la Stagnation.
Pas étonnant non plus que son niveau d’activité personnel soit en revanche très élevé, avec la bande de tarés inventifs et ingérables qu’il doit pourtant conserver dans des limites compatibles avec leur pérennité.

Un fragile équilibre est donc trouvé entre survivants, contraints de se ménager.
Ce répit permet d’élaborer une idée brillante : plutôt que de s’entredévorer à somme nulle, pourquoi ne pas inventer une manière de dévorer le Flux sans pourtant se mettre en danger, ou en prenant des risques gérables ? Après une longue empoignade liée à la définition du niveau de risque gérable, cette idée est mise en pratique en créant les mortels, ces unités infinitésimales que le Flux tolère.

Et puisque les joueurs interprètent des mortels, c’est gentil de la part des dieux de leur avoir offert la vie, non ?
Là encore, ça se discute : les mortels ne sont que les suçoirs que les dieux insèrent dans le Flux ; chaque désir d’un mortel attire des ressources que les Dieux absorbent pour se nourrir. Et les mortels furent créés pour être aisément frustrés, apprécier de croître, avoir des désirs impossibles à combler par leurs moyens actuels.

Quand ils sont usés comme suçoirs, pardon, quand ils ont dépassé leur condition de mortel pour atteindre l’apothéose, ils fusionnent avec leur dieu, ou rejoignent un paradis, ou les gens intéressants envoyés en enfer par un dieu dont ils ne partagent pas les opinions, et qui domine malheureusement l’endroit où ils vivent.

Car les dieux ont inventé toutes les religions, sauf celles que les mortels ont inventées seuls, utilisant leur imagination, et ils laissent volontiers les mortels croire ce que bon leur semble, tant que cela améliore leur débit en tant que suçoirs.

Ils vont même jusqu’à conférer à certains mortels suffisamment de moyens pour se croire des dieux locaux, et servir de cibles à des mortels libertaires, et chacun absorbe et retient plus de moyens soustraits au Flux pour vivre selon un statut compatible avec son ego.

Dès lors Zrenn, satisfait, veille sur ses pairs occupés à absorber le Flux par les innombrables mortels qu’ils disséminent en tout lieu. Certes, il faut veiller à ce que ces canaux ne soient pas utilisés par le Flux pour remonter vers les dieux et les dissoudre, mais moyennant bien des complications, cela fonctionne.

Donc au final, Zrenn est un protecteur qui accomplit le nécessaire pour sauver les dieux.
C’est gentil, non ?
Il ne cache pas aux plus lucides des mortels, qui trouvent le courage de dialoguer avec lui malgré qu’il soit terrifiant (car l’idée d’être irrémédiablement soumis à son sort, sans aucune possibilité de s’y soustraire, sans espoir d’amélioration réel, inquiète la plupart), que s’il doit éliminer la totalité des mortels pour sauver les dieux, il le fera sans hésiter. Il peut s’attacher à un instrument, mais pas au point de mourir pour le préserver.

Et cela peut choquer, car certains mortels pensent qu’être pourvus de conscience fait d’eux les égaux des dieux, ou du moins des éléments précieux, voire des interlocuteurs valables. À quoi les dieux répondent par un éclat de rire cosmique, et parfois une touche de compassion : après tout, les limites infligées à l’imagination des mortels font partie de leur définition. Ils peuvent rêver d’améliorer leur sort, mais comment l’infiniment petit conceptualiserait-il l’infiniment grand, sauf avec des termes certes bien conçus et bien choisis, mais qui échappent à l’expérience de celui qui les pense ? Comme omniprésent, omnipotent, omniscient, immortel même…

Zrenn, pour sa part, considère qu’il y a une forme de conspiration des bactéries contre le corps qui les englobe, et encore, c’est une monumentale erreur d’échelle. Les mortels sont vraiment beaucoup, beaucoup plus petits que cela. Infinitésimaux jusqu’au vertige.

Et pourtant, cette conspiration n’est pas forcément vouée à l’échec ; les mortels ne seraient pas totalement impuissants, pas plus qu’un virus n’est toujours éliminé par un système immunitaire.
Car les mortels, insérés dans le Flux, même finement régulés par les dieux qui s’en servent, sont parfois corrompus par le Flux, d’autant plus aisément qu’un dieu, Sycande, les a pris en pitié, considérant que la survie des dieux ne valait pas les souffrances infligées à d’innombrables consciences. Il y a toujours un taré pour saboter les efforts collectifs, même chez les Dieux.

Et Sycande a entrepris de protéger les mortels, devenant le Tueur de Dieux puisqu’inculquer le respect à ses pairs s’est avéré impossible.

Il a rejoint le Flux avant que ses pairs ne se partagent sa dépouille sur le Rivage Divin, et le Flux l’a non seulement laissé intact, mais l’a encore dupliqué. Peu à peu, d’autres dieux sont venus rejoindre ces pionniers, permettant au Flux de mieux comprendre ses adversaires, et de créer des remèdes.

Auxquels les dieux ont trouvé des parades, et cet affrontement est toujours en cours, chaque camp faisant assaut d’inventivité.

Ci-dessous à gauche, vous pouvez admirer le résultat d’un élan de compassion de Sycande pour les mortels. Faux-frère, va !

À droite, prêtresse de la Déesse du Respect de la Vie rendant aimablement des morceaux d’avatar au Flux. Ça valait bien la peine de se fatiguer à les créer, s’il faut qu’ils soient bouffés par la vermine ! Ces collègues qui ne savent pas gérer leurs suçoirs, ça ne va pas du tout. Faudra que le Dieu de la Tyrannie s’améliore.

Dans ce conflit cosmique qui sévit en tout lieu, Zrenn fait figure de gentil pour certains, puisqu’il n’inflige jamais de souffrance inutile.
Pour d’autres, il a simplement la sagesse d’économiser ses moyens, et de respecter ses goûts : désolé, il n’est pas sadique, même les dieux ont des limites. Mais heureusement, il existe un dieu de la souffrance qui saura apprécier vos douleurs, et vous montrer à quel point elles peuvent être empirées.

Conclusion : Alma est un jeu où le point de vue de chaque personnage est composé par le joueur, qui apprend à connaître le monde et se forge une opinion. Les plus lucides savent qu’il ne s’agit que d’une croyance, mal informée au surplus, et que nul n’a jamais la garantie que ses choix, même bien intentionnés, ne servent pas une cause inacceptable, tant chacun peut être le pion d’un autre.

Plus que d’espérer créer un serviteur d’un parti ou d’un autre, les joueurs conçoivent des alter egos qui leur conviennent, et selon leurs choix, des liens se tissent avec des êtres plus puissants qu’eux, aimablement listés par les théologiens, ou demeurés méconnus. Et c’est la patiente découverte des éléments ignorés par la majorité, et les risques associés à la détention d’un savoir compromettant.

Bien sûr, Alma permet aussi de s’amuser en étant ignorant. Mais découvrir le monde, son étendue et sa subtilité, l’inextricable complexité résultant de la guerre cosmique, et développer sa marge de manœuvre, est plus au goût des joueurs actuels, dont les personnages progressent de l’ignorance vers l’acceptation de vérités dérangeantes.

Une seule garantie : quoi que vivent les PJ, cela aura diverti leur joueur ; si un élément est présent dans le monde, c’est qu’il est pittoresque, ou intrigant, ou choquant, ou émouvant, ou plein de panache. Même la banalité est priée d’être extrême, de marquer.
Parce que c’est un récit, celui des existences des PJ, et autour d’eux, du monde qu’ils apprennent à aimer, comme à espérer élaguer de tout ce qui les heurte.

Pour certains, cela inclut Zrenn.
Pour d’autres, non ; et comment jurer que leur foi en sa bonté n’instille pas en lui le germe de la bienveillance, à charge pour eux de le cultiver jusqu’à le faire basculer dans le camp des alliés des mortels ?

Il n’y a pas de limites aux rêves et aux espoirs, seulement à leur réalisation ; mais tant que la vie de celui qui tente de les porter est un récit intéressant, pourquoi se priver ?

Et parfois, un perdant magnifique, ayant mené un combat vain, est tellement plus mémorable.

Le courage, c’est d’oser quand l’incertitude est extrême, pas de progresser confortablement vers un succès assuré.

Au final, aucun PJ ne sait ce qu’il deviendra ; mais il sait ce qu’il aurait aimé accomplir.

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